L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

La dématérialisation des semences

Alimata Traoré, Présidente de la Convergence des Femmes Rurales pour la Souveraineté Alimentaire (COFERSA), Mali

“Et qu’arriverait-il s’il y avait une coupure d’énergie après avoir mis toutes nos semences dans un ordinateur, et quoi alors?” C’est comme ça que les femmes de mon organisation, COFERSA, réagirent quand je leur ai expliqué ce que les gouvernements discutaient à la septième session de l’Organe de Gouvernance du Traité International sur les Ressources Génétiques des Plantes pour l’Alimentation et l’Agriculture (ITPGRFA) á Kigali en octobre 2017.

Nous, les communautés paysannes, nous travaillons avec des êtres vivants dans nos champs. C’est comme ça que nous préservons la biodiversité. Ma communauté a sélectionné une variété de sorgho qui est résistante à la sécheresse si on utilise une technique de culture appelée zaï [Zai est une technique traditionnelle ouest africaine selon laquelle des puits sont creusés dans un micro-bassin en utilisant une hache pique avec un petit manche (appelée daba), et les semences sont ensuite semées. Cette manière particulière de cultiver permet la concentration d’eau et d’engrais en zones arides et semi-arides.]. Et maintenant, une compagnie deviendrait son propriétaire parce qu’elle maitrise les TI? Jusqu’à récemment, les chercheurs et compagnies étaient venues dans nos villages pour nous demander des semences, afin de les développer davantage et de les vendre. Des développements récents en biotechnologie et séquence génétique ont changé ceci : les sélectionneurs de l’industrie n’ont plus besoin d’accès aux semences matérielles. Elles analysent maintenant la représentation digitalisée des séquences génétiques sur leurs écrans d’ordinateur.

Quand nous parlons de la dématérialisation des ressources génétiques, nous nous référons à la séquence du génome des organismes vivants, la collecte massive de connaissances paysannes sur les caractéristiques de ces organismes, et enfin la digitalisation et la conservation de ces informations sur d’énormes bases de données électroniques. Les compagnies déposent alors des brevets sur ces séquences génétiques, ce qui leur permet de nous forcer à payer des droits de licence si la même séquence est trouvée sur nos semences. La dématérialisation est pour cela la nouvelle manière de capturer la richesse créée par les communautés paysannes au cours des siècles, en outrepassant les textes internationaux qui reconnaissent nos droits.

Nous, les paysans d’Afrique nous ne sommes pas arriérés, ni contre la technologie. Nous l’utilisons quand cela nous sert à renforcer nos combats, mais nous demandons que nos droits soient respectés et protégés. Ceux qui peuvent utiliser toutes ces technologies informatiques et ces bases de données sont les grandes compagnies multinationales. Ce n’est pas pour nous. A cause de cela, nous nous opposons aux brevets sur l’information génétique. Et nous luttons pour la protection de nos systèmes de semences paysannes, qui nous permettent de jouer un rôle comme gardiens et garants de la biodiversité et de la vie. Aucune machine ou software ne pourra jamais remplacer nos connaissances paysannes.

L’écho des campagnes 2

Moi, Campesino: Numérique, rural, autodéterminé

Réflexions de la communauté FarmHack.org sur la numérisation dans le mouvement d’agriculture alternative aux États-Unis

Même dans ce monde hyper connecté, nous—jeunes et moins-jeunes—agriculteurs de l’agroécologie américaine, passons la majeure partie de notre temps à l’extérieur, connectés plus souvent à l’écosystème qu’à Internet. Il s’agit souvent d’un grand écart entre la subsistance et le marché, entre les écologies sauvages et domestiquées, avec les mains dans l’agriculture, les soins aux enfants ou la gestion du matériel, un smartphone entre les dents! Aux États-Unis, de nombreuses fermes comptent sur les smartphones (pour la tenue des registres, le marketing, la gestion des commandes et des clients, des boutiques en ligne et des portails de marché) afin de rester en contact quotidien avec nos réseaux de collaborateurs et une clientèle de plus en plus habituée aux relations directes avec les producteurs.

Aux États-Unis nous avons des mouvements sociaux convergents qui ont façonné la culture et les pratiques de notre écosystème d’outils agricoles open source. Celles-ci incluent une coïncidence avec un essor de l’infrastructure Internet ouverte, notamment Wikipedia, Creative Commons, Craiglist, Napster, Tor-Drupal, etc. En tant que génération éduquée depuis l’école primaire avec des ordinateurs, nous sommes assez aptes à trouver des informations avec des mots-clés en ligne, des vidéos sur YouTube de Google aux documents historiques protégés pour l’usage commun à www.archive.org.

Nous sommes également assez aptes à construire notre propre infrastructure là où il n’y en a pas, FarmHack.org en est un excellent exemple. FarmHack.org est né en 2008 d’une communauté d’agriculteurs qui s’est réunie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et a travaillé à créer une plateforme permettant d’héberger un service de partage d’outils agricoles, par le biais d’un site Web très simple et de rencontres en personne, ainsi que d’une communauté internationale diffuse de praticiens travaillant ensemble en ligne. FarmHack.org a cherché à devenir une plateforme open-source permettant aux agriculteurs de partager leurs approches novatrices pour combler les lacunes [Les petits et moyens producteurs de légumes constatent en particulier qu’il existe des «lacunes en équipement» alors que nous travaillons à la reconstruction de la diversité des systèmes de culture et des régions devenues concentrées et simplifiées.] existantes en matière d’équipement avec leurs homologues petits exploitants [Se référer à l’article sur FarmHack and Atelier Paysan dans le bulletin 36 de Nyéléni, L’agroécologie : véritable innovation réalisée par et pour les peuples] de part le monde. Aujourd’hui le mouvement des jeunes agriculteurs, le mouvement des logiciels open source et les mouvements du «droit de réparer» [Les agriculteurs qui achètent des tracteurs auprès des grandes entreprises de machines agricoles ne sont souvent pas autorisés à les réparer.Une clause dans le contrat d’achat exige que seuls les réparateurs accrédités… soient autorisés à réparer les machines. Le mouvement du «droit de réparer» remet en question et affirme le droit des agriculteurs de réparer leurs propres machines.] convergent au sein des communautés FarmHack et Gathering for Open Ag Tech (GOAT). Cela ne se produit pas seulement aux États-Unis, au Canada québécois par exemple de fortes collaborations sont également en cours.

La vision de l’agroindustrie de l’agriculture sans agriculteurs est «une agriculture de précision». Les entreprises d’intrants agricoles et les sociétés de machines agricoles (par exemple, John Deere) ont massivement investi dans les mégadonnées, les technologies de l’information et de la communication, ces dernières années. «L’agriculture de précision» implique un modèle de mécanisation extrême dans la production agricole, ceci étant rendu possible par la convergence de nouvelles technologies numériques puissantes et du traitement algorithmique du big data. Dans cette «vision», la technologie et les données sont utilisées pour consolider toujours davantage le contrôle des entreprises sur le système alimentaire et les monopoles. Les entreprises de machinerie agricole — tout comme les entreprises d’intrants agricoles — sont aujourd’hui des entreprises de big data. Ils équipent leurs machines de capteurs et de puces qui collectent et analysent toutes sortes de données, à tout moment — données météorologiques, humidité du sol, parasites, historique des cultures, etc. Celles-ci sont transformées en grands ensembles de données exécutés au moyen d’algorithmes d’apprentissage automatique qui informent ensuite les machines agricoles automatisées.

À cela, nous opposons une vision communautaire forte pour une “agriculture de décision” qui met en avant notre autonomie et nos droits. En plus de construire nos propres outils et notre matériel, que nous pouvons nous-mêmes contrôler (par exemple, du matériel agricole basé sur le vélo, du matériel monté sur tracteur à faire soi-même, «à la Atelier», etc.), nous développons nos propres logiciels et applications open source (par exemple: un logiciel de gestion adaptative appelé «farmOS»). Nous avons également commencé à utiliser des drones, des capteurs (par exemple pour surveiller des serres, des clôtures, etc.), des données volumineuses et des observations basées sur la technologie pour améliorer nos systèmes agricoles et les adapter aux conditions locales et au changement climatique. Un grand nombre de ces pratiques partagent les mêmes réflexions et les mêmes approches que les communautés de la science citoyenne telles que Publiclab.org, et aident les communautés à responsabiliser leurs élus vis-à-vis de la justice environnementale à l’aide d’outils de surveillance à faible coût. Publiclab a mis l’accent sur les tests de sol à effectuer soi-même (pour la contamination) et la surveillance du carbone (utilisant la spectrométrie). Nos stratégies sont axées sur la communication et le partage des connaissances agricoles pertinentes au niveau local, par-delà les frontières culturelles, géographiques et linguistiques.

Nous sommes à un carrefour intéressant où le coût et l’accessibilité des outils numériques sont en train d’effectuer un volte face. La prochaine génération de microcontrôleurs open source et d’appareils connectés à Internet, ainsi que les batteries et les moteurs associés, coûtent beaucoup moins cher, sont plus accessibles et évolutifs pour les petits producteurs et peuvent même déjà avoir des avantages économiques par rapport aux systèmes propriétaires à grande échelle.
Les outils de contrôle de la climatisation à faible coût, une automatisation simple, la surveillance des animaux et les processus à valeur ajoutée à la ferme ne sont que quelques exemples d’utilisation présentant un potentiel intéressant pour les petits exploitants.

Des outils de communication à faible coût sont également essentiels pour partager et améliorer les connaissances pratiques liées aux complexités de l’agriculture régénérative, et constituent le fondement de la valorisation des fonctions écosystémiques. Même les conceptions matérielles simples et la fabrication de matériel sur les batteries de serveurs et au niveau local sont rendues plus efficaces avec des outils de communication poste à poste pour échanger et adapter les conceptions aux conditions locales. Nous explorons même des réseaux peer to peer (entre particuliers) pouvant créer des réseaux de communication d’agriculteurs fonctionnels externes à Internet.

Encadres

Encadré 1

L’internet des vaches

Contribution du Groupe ETC, plus d’informations ici en anglais

On pourrait penser que c’est une plaisanterie, mais c’est un aspect supplémentaire de l’invasion des technologies digitales dans l’agriculture et l’alimentation, qui se dirige vers une agriculture sans agriculteurs, industrialisée depuis les semences jusqu’à notre assiette ou notre verre de lait, et contrôlée par les grandes entreprises de l’agrobusiness, des machines et de l’informatique.

Des entreprises comme IBM, Microsoft, Huawei offrent des paquets technologiques pour ce qu’elles appellent “l’internet des vaches”. Il s’agit de dispositifs digitaux (colliers et/ou puces) qui se placent sur chaque vache, pour mesurer leur pulsations, leur température, leur pic de fertilité et autres conditions de santé et liées au système digestif. Les données se transmettent par internet à un nuage de ces mêmes compagnies, qui les emmagasinent dans des systèmes de grandes données (Big Data), les analysent avec l’intelligence artificielle et envoie les alertes que le programme estime pertinent a un ordinateur ou téléphone de l’entreprise agricole, du propriétaire ou de l’hacienda. Il y a aussi des puces interactives qui peuvent diriger le bétail pour le traire quand il est l’heure, connecté à un système automatisé de traite installé préalablement à la mesure de la vache en question. Chaque dispositif est associé á une vache en particulier.

Cela fait dix ans qu’il existe des systèmes satellitaires de monitorat de bétail dans différentes zones. La différence aujourd’hui est que la collecte de données est beaucoup plus ample, les données sont sur chaque animal, et toute l’information va à un nuage de ces entreprises, ou selon les contrats, il peut y avoir les nuages partagés de Bayer- Monsanto ou de machines agricoles comme John Deere.
Il y a aussi l’internet des cochons et des moutons, avec des bases semblables. L’idée n’est pas que le processus se termine dans chaque ferme, mais que le monitorat suive chaque animal en transaction de tête de bétail, grâce à l’usage de “blockchain” et criptomonnaies, ou à l’abattoir, pour les chaines de certification qui incluent le suivi jusqu’á la transformation, vente au détail (dépecé) et jusqu’au réfrigérateur.

Tant IBM que Microsoft ont avancé dans des systèmes digitaux qui regroupent toute la production agricole d’une hacienda. Le package qu’offre Microsoft, appelé “Farmbeats”, offre un système de monitorat permanent de la condition des sols, de l’humidité et de l’eau, de l’état des cultures (si elles ont besoin d’irrigation, s’il y a des maladies, pestes, etc), données climatiques, données sur la météo (direction du vent, pluies, etc), afin de prévenir depuis le nuage de Microsoft quand et où semer, irriguer, appliquer fertilisants ou agrochimiques, quand récolter, etc
Pour résoudre le thème de la connectivité rurale, élément clé du système, mais qui manque dans les zones rurales, Microsoft utilise les “espaces blancs de télévision”, qui sont des canaux télévisés hors d’usage. Cela permet d’utiliser un router dans chaque ferme, en connectant des senseurs, drones, puces, téléphones ou ordinateurs avec internet dans un rayon de quelques kilomètres et envoyer l’information au nuage de la compagnie.

Les plus grosses entreprises de l’agrobusiness comme Bayer, Syngenta, Corteva et Basf ont des divisions digitales avec des projets de cette teneur et depuis 2012, elles ont des accords de collaborations ou des entreprises conjointes avec les grossistes en machinerie (John Deere, AGCO, CNH, Kubota) dans des systèmes de Big Data, des nuages d’emmagasinement et d’informatique, et des entreprises de drones. Par exemple, Precisionhwak, Raven, Sentera et Agribotix sont des entreprises neuves crées en collaboration entre les multinationales de semences-agrochimiques et celles de machines.

De nouveau, comme avec les transgéniques, les entreprises prétendent que cela est nécessaire pour alimenter une population mondiale croissante, afin d’augmenter la production, épargner l’eau et être “durables”. En réalité il s’agit d’agriculture sans agriculteurs, orientée au remplacement des petites fermes par les grandes entreprises, où depuis les semences jusqu’á l’assiette, le contrôle est effectué par une chaine de transnationales qui ne laissent aucune marge de décision aux agriculteurs.rices.

Chaque ferme apporte en plus une grande quantité de données que les entreprises s’approprient, en construisant des cartes sur des régions entières, ce qui leur permet de visualiser et négocier des projets bien au delà de chaque ferme, en passant outre les agriculteurs et paysan.ne.s.

Ce sont des projets qui avancent, mais cela ne veut pas dire qu’ils fonctionnent. Les réelles connaissances sur les champs et les animaux, ce qui donne l’alimentation et nourrit la majeure partie de la planète, ce sont les formes de vie paysanne. Ces paquets technologiques sont de nouvelles formes d’attaque contre elle.

Encadré 2

L’accaparement vert numérique au Brésil

Ici en anglais.

La région du Cerrado au Brésil, une des plus biodiverses de la planète, a été témoin de l’expansion généralisée de l’agribusiness, spécialement dans la région appelée MATOPIBA [MATOPIBA est l’acronyme pour une superficie de terre de 73.173.485 hectares dans les Etats du Maranhão, Tocantins, Piauí, et Bahia], qui est idéale aux plantations de soja en raison de son terrain comportant des plateaux et des terres basses.

Vu que certaines zones du MATOPIBA (en particulier les terres basses) ont encore une couverture de végétation native du Cerrado, les fermes industrielles et les compagnies d’agribusiness veulent atteindre ces terres, afin de se conformer á la loi brésilienne. Le Code Brésilien de la Foret (Loi 12651/2012) requiert que les propriétaires terriens gardent au moins 20% de leurs terres dans le biome du Cerrado – ce qu’on appelle les “réserves légales”. Parce que les plateaux ont été presque complètement déforestés pour l’établissement de plantations de soja, les compagnies d’agribusiness étendent leurs fermes vers les terres basses, où les villages locaux sont situés.

Ceux qui accaparent les terres utilisent le Registre Rural Environnemental (Cadastre Rural, CAR) comme instrument pour formaliser leurs demandes sur les terres. Le CAR est un système en ligne, sur lequel n’importe qui peut enregistrer de l’information environnementale ou sur l’usage des terres, aucune preuve de propriété n’est requise. Bien que selon la législation le CAR n’a aucune valeur comme titre de propriété, les compagnies d’agribusiness l’utilisent comme preuve de leur occupation et usage de la terre. C’est le cas des “zones de réserves légales” – la plupart d’entre elles couvertes de végétation native ; qui sont enregistrées comme partie de leur propriété, alors que ces biens sont traditionnellement utilisés par les communautés locales.

Les communautés qui tentent d’enregistrer leurs terres dans le CAR découvrent souvent qu’elles ont déjà été enregistrées par les propriétaires de plantations. Malgré les faiblesses du CAR, plusieurs initiatives ont malheureusement promu ce système, tel qu’un projet coordonné par le PNUD et Conservation International avec l’objectif d’encourager la production “durable” de soja dans le Cerrado.

Encadré 3

Numérisation des pêcheries

Au cours des dernières décennies, pour de multiples raisons, la collecte des données concernant les océans s’est énormément développée. Ces données concernent le fret des navires, la création de cartes du plancher océanique et la gestion des stocks de poissons, ce qui a permis le développement des allocations de quotas et le système du Total Admissible des Captures (TAC). Il s’agit cependant de se questionner sur le type de programme politico-économique que mobilisera la collecte de données massives et les conséquences que cela entraînera pour les communautés de petits pêcheurs. L’utilisation de plus en plus répandue de ces données et la numérisation de l’espace océanique doivent être envisagées à la lumière de changements politico-économiques historiques en ce qui concerne l’usage et le contrôle de l’espace océanique et, en particulier, dans le cadre de l’Economie Bleue.


Données et pêcheries

Les données relatives aux pêcheries ont commencé à être exploitées alors même que surgissaient des discussions sur l’utilisation des stocks nationaux de poissons, lesquelles reposaient sur un discours de durabilité écologique et d’efficacité économique. Ces données ont permis le développement du système de TAC, qui est élaboré par des scientifiques spécialisés dans la pêche grâce à des enquêtes destinées à rassembler des données sur les tailles de populations des espèces de poissons commercialisées. La collecte de ces données s’est trouvée chaque jour davantage numérisée à l’aide d’appareils GPS embarqués et du stockage automatisé des informations sur des ordinateurs. La possibilité d’enregistrer les captures en temps réel signifie que les TAC et les quotas restants, ou les captures qui excèdent les quotas, peuvent immédiatement être détectés. Même si ces informations participent à la compréhension générale des populations d’espèces et de leurs répartitions dans les océans, la nature quantitative et scientifique de ces données fragilise les connaissances traditionnelles des pêcheurs locaux, qui leur permettent pourtant de protéger la durabilité des écosystèmes océaniques.

Les systèmes de gestion basés sur des quotas et les modèles de partage des captures comme les quotas individuels transférables (TIQ) ont été rendus possibles grâce à la numérisation des données relatives aux stocks de poissons. Ces types de systèmes de gestion sont soutenus par des organisations environnementales qui défendent la mise en œuvre de tels modèles afin de faire progresser la préservation des océans. Ces modèles sont cependant régulièrement décriés, puisqu’ils découlent de la privatisation des ressources publiques et sont associés avec l’injuste répartition des ressources des pêcheries.


Données et Economie Bleue

Le rôle croissant des données dans la gestion des océans est mise en avant dans le contexte de l’augmentation des tensions exercées sur l’océan et les ressources océaniques, qui constitueraient une frontière économique susceptible de résoudre une myriade de crises, notamment alimentaire, énergétique et climatique.

L’augmentation des données massives transforme l’océan en un objectif financier asservi au profit économique, plutôt qu’elle n’ouvre la possibilité d’une alimentation variée et nourrissante. Le programme reposant sur le marché de l’économie bleue se concentre sur l’implication du secteur privé dans les développements basés sur l’exploitation des océans. Selon le discours de l’Economie Bleue, les industries émergentes qui reposent sur les océans sont dotées de capacités élevées en matière de croissance, d’innovation et de création d’emplois, et peuvent contribuer à la sécurité énergétique, à la gestion du changement climatique et à la sécurité alimentaire. Mais ces discours sont également associés à la dépossession et à l’appropriation des ressources et des espaces océaniques.

Différentes innovations ont rendu plus facile l’accroissement de la collecte des données destinées à la gestion des océans dans la perspective d’une économie bleue en expansion. Les données satellitaires ont augmenté de manière exponentielle et devraient doubler d’ici 2020. Grâce à une résolution spatiale et spectrale accrue, chaque instrument pourra enregistrer davantage de données et l’observation sera moins limitée. Les drones et les véhicules aériens non habités permettent de collecter les données plus facilement et de manière moins onéreuse. Afin que les données massives contribuent à la croissance d’un riche écosystème d’informations, des interfaces de programmation d’application avancées sont élaborées pour permettre de traiter rapidement et économiquement les immenses quantités de données collectées.

Conséquences

Les pêcheurs ont une connaissance approfondie des populations de poissons, des cycles de reproduction et des techniques de pêches auxquelles ils ont recours pour protéger les stocks de poissons. La nature quantitative et scientifique des calculs de TAC néglige ce savoir, en réduisant l’information à des données scientifiques plutôt qu’en les combinant de manière globale avec les savoirs traditionnels. La vision de la nutrition est devenue technique par nature et la nourriture est toujours davantage considérée comme un produit plutôt que comme faisant partie des communs. Cette vision réductrice, fragmentée et individualiste de la nourriture fait le deuil d’une perspective envisageant les droits de l’homme.

La numérisation creuse l’écart entre les producteurs et les consommateurs, elle entraîne un traitement de la production alimentaire toujours plus automatisé et délocalisés et dépossède les pêcheurs de leur savoir et de leurs accès aux ressources océaniques. Le pouvoir bascule ainsi des systèmes physiques de production alimentaire et des activités de pêche vers des acteurs financiers souvent méconnus, qui bénéficient d’un accès à et d’un contrôle de ces technologies. Cela concentre le pouvoir politique et économique entre les mains d’acteurs éloignés du terrain, qui sont impliqués dans le royaume immatériel de l’information et des moyens financiers, soulignant de nouveau la lutte des classes et les inégalités oppressives. En outre, toutes ces données massives sous-tendent des décisions politiques, par exemple celle de déterminer l’utilisation de l’espace océanique à l’aide d’outils techniques comme la planification spatiale marine. Ces données sont mobilisées pour soutenir un certain type de programme politico-économique, et si cela implique le discours de plus en plus dominant de l’économie bleue, les conséquences seraient dévastatrices pour les petits pêcheurs du monde entier dotés d’un faible pouvoir politique.

Sous les feux de la rampe

La numérisation des aliments

Registres fonciers numériques; séquençage et édition de gène ; capteurs dans les machines agricoles robotisées ; robots utilisés pour la cueillette des fruits ; blockchains [Pour une définition des blockchains et d’autre termes clés, voir le glossaire (en anglais) page 6 et 7 du rapport du groupe ETC] assurant la traçabilité dans les chaînes de valeur mondiales ; contrôle sanitaire du bétail 24 heures sur 24 ; protection des droits de propriété intellectuelle (DPI) sur les plateformes numériques ; Intelligence artificielle (IA) en sélection végétale ; localisation des ressources halieutiques par satellite et attribution des droits de pêche ; commerce et distribution automatisés ; e-commerce de produits alimentaires ; nutrition et mise en forme personnalisées avec des applications pour smartphone—le “meilleur des mondes” (en référence au roman dystopiste d’Aldous Huxley) des technologies numériques transforme tous les aspects de nos systèmes alimentaires pour le meilleur et pour le pire. Cette liste incomplète est un petit échantillon de la gamme d’applications des technologies numériques. Au cours des dix dernières années la numérisation est devenue de plus en plus visible et influente dans la production, la transformation, le stockage, le conditionnement, la vente au détail et le commerce des produits alimentaires.

Acteurs, initiatives et récits

Les gouvernements, les entreprises et les institutions politiques présentent la numérisation dans l’alimentation et l’agriculture comme une solution aux principaux problèmes auxquels le monde est confronté. Les entreprises et les financiers pour leur part y voient une formidable opportunité de générer des profits.

Au cours des dix derniers mois, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a organisé deux événements internationaux sur la numérisation et la technologie [Symposium international sur l’innovation pour l’agriculture familiale, Novembre 2018, Séminaire international sur la transformation de l’agriculture numérique, Mai 2019.]. En 2018, «l’e-agriculture» était à l’ordre du jour des conférences régionales de la FAO pour l’Europe et l’Asie centrale. La Banque mondiale a consacré des panels spéciaux sur la numérisation et la technologie blockchain pour l’administration des terres lors de ses conférences annuelles sur les terres et la pauvreté [Des experiences ont lieu au Brésil, en Géorgie, en Ukraine, en Suède, en Inde, en Australie, à Dubai, au Honduras, aux États Unis, et au Ghana. Graglia, J.M., Mellon, C. “Blockchain and Property in 2018: at the end of the beginning”. Document présenté à la Conférence annuelle de la Banque mondiale sur la terre et la pauvreté, 2018. En anglais]. Des méga-fusions entre les plus grandes entreprises de semences et de produits agrochimiques du monde (notamment la fusion Bayer-Monsanto) ont sensibilisé le public à la concentration élevée d’entreprises dans la chaîne alimentaire industrielle et aux investissements massifs des grandes entreprises dans les secteurs de l’agrochimie, les machines agricoles et la distribution alimentaire et TIC [En anglais]. Dans plusieurs pays, des géants du commerce électronique tels qu’Amazon, Uber, Walmart, Alibaba et GRAB se sont étendus à la vente au détail de produits alimentaires en ligne. La concurrence entre les entreprises pour la vente au détail de produits alimentaires en Inde [La face changeante de la vente au détail de denrées alimentaires en Inde in Dématérialisation de l’alimentation. Aborder de front les défis de l’ère numérique] et la bataille pour le contrôle de la technologie 5G entre la Chine et les États-Unis sont révélatrices des importantes sommes d’argent en jeu dans les technologies et l’infrastructure numériques.

La récente poussée en faveur de la numérisation découle de la quatrième révolution industrielle (4IR), promue agressivement par les entreprises dans le cadre du Forum économique mondial (WEF), qui la décrit comme une «fusion de technologies qui brouille les frontières entre le physique, le numérique et les sphères biologiques.” Tandis que 4IR va au-delà de l’alimentation, il a remplacé le paradigme de la «révolution verte», qui avait été légitimée par la nécessité d’accroître la production agricole. Les technologies numériques et les mégadonnées sont des aspects essentiels du nouveau paradigme car ils permettent de renforcer le contrôle exercé par les entreprises sur le système alimentaire mondial.

La numérisation de l’agriculture alimentaire va d’applications relativement simples, telles que les drones pour la cartographie des terres et le marketing direct en ligne, à l’agriculture numérique plus complexe. Le terme agriculture numérique fait ici référence à l’intégration de technologies de pointe (intelligence artificielle, capteurs, robotique, drones, etc.), d’appareils et de réseaux de communication dans un seul système, et à leur application à la production, à la gestion, au traitement et au marketing. Ce nouveau paradigme nous promet des miracles : une plus grande efficacité dans la production alimentaire et l’utilisation des ressources et de l’énergie, la durabilité, la transparence, la précision, et la création de nouveaux marchés et d’opportunités économiques. Les pays en développement, en particulier les pays africains, sont séduits par les promesses des donateurs, des agences internationales et des fondations d’entreprise selon lesquelles la numérisation leur permettra de «faire un bond en avant» en s’engageant dans des voies respectueuses du climat. Toutefois la technologie et l’infrastructure nécessaires à ce scénario optimiste proviennent bien évidemment d’entreprises qui recherchent à réaliser des bénéfices pour leurs actionnaires et non pour le bien public.

Implications pour l’homme et l’environnement

Les partisans de la numérisation soulignent ses avantages supposés pour les personnes marginalisées et les petits producteurs d’aliments : l’administration foncière numérisée augmentera la sécurité du bail ou de la tenure ; l’attribution des droits de pêche par satellite assurera la transparence et la sécurité des pêcheurs artisanaux ; des blockchains relieront directement les producteurs aux consommateurs éliminant ainsi l’exploitation par des intermédiaires ; l’agriculture numérique réduira les coûts d’intrants et augmentera l’efficacité de l’irrigation et de la production. Le commerce électronique est largement présenté comme la passerelle pour la création de nouveaux marchés et la commercialisation des produits agricoles [Un exemple ici].

Certes les petits producteurs d’aliments et les groupes marginalisés peuvent tirer un avantage considérable des technologies numériques. Mais il ne faut pas oublier que ces technologies sont déployées dans un contexte de fortes inégalités nationales-globales en matière d’accès aux biens et services essentiels, ainsi qu’aux technologies de l’information et au numérique (fracture numérique)[La Banque mondiale reconnaît qu’il existe un triple fossé: ruralité, le genre et l’accès au numérique.]. À moins de remédier efficacement à ces inégalités, les nouvelles technologies reproduiront et approfondiront les schémas de discrimination existants. De plus, la fabrication et l’utilisation de matériel informatique et d’intelligence artificielle (micro-puces, semi-conducteurs, écrans à cristaux liquides, téléphones portables, ordinateurs, batteries, etc.) ont de grands impacts sur l’environnement. Ceux-ci incluent l’exploitation minière, les émissions de composés volatils, les vapeurs acides, les solvants et les métaux dans l’air et l’eau, une consommation d’énergie élevée, la production et le traitement de déchets et les émissions de gaz à effet de serre provenant du transport et du stockage.

Les communautés locales expérimentent également avec les nouvelles technologies pour affirmer et renforcer leurs droits. Au Brésil femmes autochtones utilisent des drones dans le cadre de leurs stratégies de cartographie et de protection de leurs territoires. D’autres communautés utilisent des images satellite pour surveiller et attirer l’attention du public sur la déforestation par les entreprises agroalimentaires [La transformation des terres en un actif financier mondialisé in Dématérialisation de l’alimentation. Aborder de front les défis de l’ère numérique]. Aux États-Unis, les petits exploitants voient un potentiel dans l’utilisation de capteurs, de puces (qui sont devenues nettement moins chères ces dernières années) et de logiciels open-source pour éliminer les avantages d’échelle de l’agriculture industrielle sur les petits producteurs. Dans certains pays d’Asie du Sud-Est les petits producteurs vendent des produits agroécologiques aux consommateurs par le biais de la vente au détail en ligne.

Le développement et l’application rapides des technologies numériques ont des incidences importantes sur les conditions de vie, le travail, la production, les interactions sociales, le commerce, l’environnement, les politiques publiques et la gouvernance. Afin de formuler des stratégies pour traiter la numérisation, nous devons améliorer notre propre compréhension et engager des réflexions et des débats critiques.

Nous espérons que les questions ci-dessous stimuleront ces processus.
1. Qui sont les acteurs développant les technologies numériques et à quelles fins?
2. Qui a accès aux technologies numériques, qui les contrôle, et à quelles fins?
3. À qui appartiennent les énormes quantités de données créées chaque jour par nous tous et qui a le droit de les utiliser et d’en tirer un avantage économique?
4. Comment les applications et les impacts des technologies numériques devraient-ils être surveillés et évalués? Comment ces technologies devraient-elles être régies et réglementées pour le bien public?
5. Comment faut-il évaluer les risques découlant des technologies numériques et surveiller leur application?
6. Comment pouvons-nous remettre en question le discours dominant qui associe l’innovation à la technologie, afin de mettre en valeur et promouvoir les innovations, les pratiques et les connaissances paysannes et autochtones [Voir le bulletin 36 de Nyéléni, L’agroécologie : véritable innovation réalisée par et pour les peuples]?
7. Quels sont les liens entre les innovations, les pratiques et les connaissances paysannes et autochtones et les technologies numériques?
8. Comment pouvons-nous utiliser les technologies numériques pour faire progresser la souveraineté alimentaire et l’agroécologie? Quel type de technologies? Dans quelles conditions? Comment devraient-elles être régies?

Ce sont des questions complexes et leur trouver des réponses nécessitera du temps, de l’énergie, une réflexion critique et une pensée créative. Cependant, le moment est venu de relever ce défi.

Bulletin n° 37 – Éditorial

La numérisation du système alimentaire

Illustration: Marc Rosenthal – www.marc-rosenthal.com

Aujourd’hui, plus de 820 millions de personnes souffrent de la faim, alors même que le surpoids et l’obésité continuent d’augmenter dans le monde entier. La destruction des écosystèmes altère de façon alarmante la biodiversité de la nourriture et de l’agriculture. Le changement climatique s’accélère : les températures de ce mois de juillet ont été les plus hautes jamais enregistrées, les glaciers fondent encore plus rapidement que prévu et des millions de jeunes gens réclament une action d’urgence pour faire face à la crise du climat.

Les gouvernements ne font cependant guère preuve d’initiatives lorsqu’il s’agit de changer le système agricole et alimentaire industriel reposant sur les énergies fossiles. En lieu et place d’un tel changement, les entreprises, les gouvernements et les institutions internationales proposent une nouvelle solution miracle pour remédier à la faim, à la malnutrition et au changement climatique : la numérisation, c’est-à-dire l’adoption des technologies de l’information-communication (TIC) et de l’intelligence artificielle (IA) dans la vie quotidienne et dans les différentes activités sociales.

Les technologies numériques peuvent s’avérer bénéfiques ou dangereuses selon les contextes. Les producteurs de nourriture à petite échelle utilisent leurs propres technologies, leurs propres innovations et leurs propres connaissances [Voir le bulletin 36 de Nyéléni, L’agroécologie : véritable innovation réalisée par et pour les peuples]. Mais c’est également le cas des entreprises, qui cherchent à imposer un monopole sur ces technologies. En outre, la numérisation apparait à une époque où les inégalités, l’autoritarisme et l’oppression augmentent.

Ce bulletin présente un aperçu de la numérisation de la nourriture et exemplifie la manière dont les communautés reçoivent et utilisent cette numérisation de par le monde. Nous espérons que ces articles aideront les mouvements sociaux à s’impliquer dans une discussion collective sur les technologies numériques et en particulier sur les manières d’en bénéficier sans les subir.

FIAN International et Focus on the Global South